Ajkal
écrit par Simon Tarsier
publié le 17 novembre 2015
Ajkal a été publiée par la revue Harfang (n°47) en novembre 2015.
Je suis un vieillard maintenant, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Comme tous, j’ai eu mon heure de gloire. Il cracha, un tir parfaitement ajusté qui se perdit entre les rails. J’ai émasculé mon père et mangé mes enfants, et cela, bien avant que Frederick Winslow Taylor n’ait esquissé le premier mouvement de plume, préalable à la rédaction de The Principles of Scientific Management, bien avant même qu’Albert Einstein n’ait éprouvé l’étonnement de la première seconde.
Il avait parlé d’un trait, ponctué d’une expectoration. Quand il se tut, il me sembla incertain qu’une parole ait jailli si près de moi. Peut-être allait-il seulement parler ? Seule l’hésitation d’avant le verbe aurait existé. L’inspiration qui précède les mots, hésitation perçue du coin de l’œil ; et l’exaltation des cellules nerveuses aurait fait le reste. Peut-être, en fait, étais-je, à ce moment-là, déjà en train de marcher sur le bord du quai, un âne à mes cotés ? Seules certitudes : la fièvre était revenue et le train avait trois bons quarts d’heure de retard.
Hall de gare. Ombre brûlante où j’ai jeté mon sac de toile. Derrière moi, la place, aplatie de chaleur après l’effervescence matinale. Désertée. Échoppe de barbier contre laquelle se terrent les chiens. Poils collés, en touffe, dans cette dernière bande ombragée. Somnolence sous un parapluie noir, un cireur de chaussures reste seul gardien endormi de la place, du temple dégoulinant dans les jaunes, du son saturé des chœurs infatigables échappés d’un lecteur à cassettes, de quelques tintements de cloches, de l’étal où se flétrissent les colliers de fleurs oranges et blanches, des chiens étendus, du mouvement sporadique d’une patte arrière. Pas encore morts.
Je repris mon bagage. Les fièvres, oubliées depuis les dernières pluies, avaient retrouvé le chemin du corps, douleurs aux articulations, nausées. J’allai dégueuler contre le carrelage des W-C publics, déjà maculé de crachats bistres. J’avalai un des cachets, pilules contre la fièvre, qui traînaient au fond de mon sac, et sombrai dans un sommeil de sable et de saumure, sans repos. (Sel sur la langue comme un avant-goût de caillou).
Lorsque je refis surface, j’avais encore dans la bouche les relents salins du médicament. Horloge ronde, blanche, tachetée de tirets noirs et disciplinés, deux aiguilles en flèche, la troisième sautillait : le train était en retard.
Je m’assoupis de nouveau, lové contre un serpent enroulé mille fois. Je sentais sous mes doigts le froid de ses écailles. Son odeur de lait, de vase et d’eaux stagnantes.
À mon réveil, le vieillard était là. Il avait ouvert une gamelle cylindrique et finissait d’éponger un peu de soupe épaisse avec un morceau de galette. Il nourrit son âne des restes du repas, puis, sans se tourner vers moi, il y eût le verbe et l’expectoration. Tout du moins, c’est ainsi que je m’en souviens.
Il me regarda. Moi, puis ailleurs. Il dit :
« Je suis né une nuit de lune et de vent. Pâleur et désordre. Gémissements de ma mère, bruits de bouteilles de mon père. L’accouchement fut douloureux, la naissance ne le fut pas moins. À l’heure de mon premier étonnement, Papa maugréait, titubait sur le balcon et insultait la lune.
« Cris de l’une, encouragements des accoucheuses, vociférations de l’autre, dehors les voisins chantaient en tapant sur des bidons. L’oracle fut prononcé dans un tel vacarme, que personne ne pu dire qui en était l’auteur.
« J’ai grandi ainsi, entre l’ivrognerie de mon père et le ratatinement de ma mère, à l’ombre d’un oracle dont j’ignorais l’existence. Mon père devint fou : il ne parlait plus qu’à d’invisibles créatures sur lesquelles il prétendait régner, objets et sujets, recomptait ses biens, décomptait les âmes, se fabriquait un peuple d’atlantes, incurvait une réalité compréhensive, pliée à sa volonté, tentait incessamment de prolonger son temps et parcourrait à grands pas des jardins engloutis. Prostration coupée d’interminables monologues. D’infimes traces de lucidité l’obligeaient à de grands écarts impossibles : il fut violent. Ma mère acheva de s’effondrer, mes frères et sœurs se figeaient, statues dans l’antichambre d’un roi névrosé.
« Une nuit pareille à toutes les autres, je saisis une lame courbe, aiguisée comme une vengeance de lune, et un bloc de chair se recroquevilla d’un seul coup. L’instant d’après, ce fut cris, sang et réveil difficile. De nouveau.
« On banda mon père, on l’envoya, sanglotant, dans une maison de repos parfaire son anéantissement. On me laissa en paix. Sans doute se lavait-on ainsi de trop de laisser-faire, et puis on connaissait l’oracle.
« Que dire de l’adolescence, de cette période où l’on prend forme dans des contours déjà tracés ? Mouche dans un plafonnier. On m’envoya terminer mes études au-delà des mers, comme c’était l’usage en ce temps-là. Quand je revins, on me présenta une jeune fille et on me suggéra de l’épouser. Ce que je fis : tel était l’usage, telle était la loi. »
Il s’interrompit, pela un fruit. Décomposition des gestes en mouvements élémentaires et chronométrage. Saisir le fruit, le couteau. Glisser la lame sous la peau. Ramener doucement le manche vers soi pour décoller le velours extérieur de la chair filandreuse. Faire légèrement pivoter le fruit et reproduire le mouvement précédent. Soit, au total, deux minutes trente-sept secondes. Il tailla le fruit autour de son noyau plat, goba la chair poisseuse et le jus sucré.
« Vinrent les enfants, et comme un écho du premier, un deuxième oracle. Il y eut six braillards, six fois deux yeux étonnés à la première seconde. Ils n’étaient pas nés de mon ventre, c’est pourtant là qu’ils finirent. Six plus un.
« Avez-vous déjà sucé un caillou pour la soif ? Non ? Un caillou de torrent, poli, usé par trop de fracas ? Vous avez soif et votre bouche n’est que plainte sèche. Lèvres craquelées, couvertes d’écailles de peaux mortes. Collé au palais, roulé contre les dents ou sous la langue, l’écume sort de nulle part et l’accompagne, l’enveloppe. Lisse, petits chocs de la pierre contre l’ivoire, vous voilà désaltéré. Tel était mon septième enfant, un petit caillou de torrent emmailloté dans les langes d’un nouveau-né. Et l’oracle se réalisa…
« Quelques vieillards cendrés et fous, dont les langues claquent comme des fouets, ont dit que les deux oracles ne faisaient qu’un et que cet oracle était ma mère. D’autres ont prétendu que j’ai vieilli en roi digne et bienveillant, les foules raffolent de ces histoires de despotes éclairés. Qu’importe…
« Oui, qu’importe : les enfants s’étaient émancipés, la prédiction était accomplie, vaincu, à qui aurais-je pu être encore utile ? Ce monde qui m’avait porté était déjà finissant, les peuples se désintéressaient de tout et faisaient la guerre. Alors, je suis parti.
« Je me nourrissais de riens, d’œufs d’oiseaux aux yeux faits, de baies de montagne, de serpents tués à la fronde, d’aumônes. J’ai joué du tambourin dans des mariages. Mercenaire archer, fantôme safran. Ombre blanche, j’ai manié la faux dans d’immenses champs de blé. Carrossier, maréchal-ferrant. Maître du feu, j’ai cuit des briques dans des brasiers souterrains. Conducteur de char, taxi de nuit. Mais tout cela je vous l’ai déjà dit…
« Et me voilà… » conclut-il.
Il se tut. Relativisons. Je ferme les yeux et le monde n’existe plus. Il a dit je suis six mille fois né. Il a dit vous devez vous demander pourquoi je vous raconte tout cela. Il a dit et les mots s’ajoutent aux mots. Chaque respiration est arrachée à l’éternité puis abandonnée à la multitude du passé. La mécanique s’entête dans sa besogne : elle n’a rien appris d’autre. Elle s’obstine, geste après geste, arrache un souffle. Passeuse d’infime entre deux infinis. Saurions-nous faire mieux ? (Une autre nuit, j’ai fait le même rêve sauf que rien ne se passa). Quelle réalité exiger lorsqu’on rouvrira les yeux ?
Une nuit, j’ai rêvé que j’étais assis sur le sable. Il n’y avait rien d’autre qu’une vaste étendue de sable. Le sol se déroba. Je me mis à glisser. Le désert s’affaissait, entraînait tout ce qui était là. Dans mon rêve, je tombais, moi, un parmi la foule des grains de silice. Tout s’effondrait, rétrécissait. Nous, impuissants, continuions de dégringoler et le monde rapetissait tellement qu’il devint douteux qu’il puisse contenir la totalité des poussières de roche. Je pensais : on va voir le fourmilion… Mais non, pas de fourmilion. Et grains de sable nous tombions, et le monde se resserrait toujours. Oui, une chute et un étranglement, c’est très exactement ce dont je me souviens, le vide et la suffocation. Tant et si bien que l’univers fut de la taille d’un grain. Unique, qui, logiquement, nous contenait tous. Nous étions ce grain.
Plus tard, j’étais de nouveau assis sur le sable. Pour rouvrir les yeux, il faudra sans doute repartir de là.
Partir d’un caillot de sel, partir d’un caillou pour la soif. Je ferme les yeux et c’est la nuit. Il a dit et cela bien avant. Il a dit maintenant. Je sens dans ma gorge la brûlure du sel, sous ma langue la rondeur du caillou (saura-t-il étancher ma soif ?).
« Ouvrez les yeux ! (j’ouvre les yeux.)
« Que voyez-vous maintenant ? (une bedaine rose bonbon).
Je vois la bedaine rose bonbon d’un dieu ventru coincé dans une niche, au pied d’un des piliers de la gare. Pétales de roses. Volutes d’encens. Il poursuivit :
— Nous ne sommes que des histoires après tout. Un jour, le chaos prendra fin, et, qui sait, viendra un autre temps. Alors, peut-être faudra-t-il inventer d’autres histoires. En attendant, il faut faire avec celles de ce monde-ci. (Il se tut un instant). Vous devez vous demander pourquoi je vous raconte tout cela. »
Tout m’était douleur, mes ligaments, mes os, le sang dans mon crâne, la fièvre comme une combustion, la réalité trop intense, les couleurs trop vives, il aurait fallu fermer les yeux, mais le frottement des paupières aurait été trop douloureux, trop complexe à mener à terme, mes pieds, ma tête, mes mains me paraissaient immenses, démesurés, lourds. J’eu peur que mes yeux tombent dans mon crâne roulant comme au fond d’une calebasse. Peur. Et le bruit de deux billes en plomb au fond de l’écorce, roulant sans cesse, seulement, pour la calmer. Puis rien. Silence asthmatique. Vibrillonnant. J’avais soif. Soif. Et la résistance du caillou, seulement, pour l’apaiser.
« Pour tuer le temps en attendant le train. » (J’avais répondu, cette fois je connaissais la question).
Il me dévisagea, surpris, comme s’il m’apercevait pour la première fois fébrile, ignare, débile, amnésique, malade, désertique, toi qui ne sais te remplir que du bruit de tes pas, inconscient, piètre voyageur, inconsistant, pur produit de ton temps. Il me dévisagea et il me vit pâle, respirant, flapi dans une couverture, tremblant d’une fièvre mauvaise. Cheveux collés au front. Sueur âcre. Il aurait fallu du souffle. Il eut un geste las, soupira.
« Il fallait que vous sachiez tout cela, comment se pourrait-il sinon… C’est votre tour à présent. N’ayez crainte, chaque individu a ses silences et chaque histoire a ses zones d’ombre. Ainsi, pourrez-vous y trouver votre place, et la faire vôtre. Mais parlez-moi de vous, il nous reste si peu de temps… »
Comme il insistait, je lui racontai mon rêve, mais il n’écoutait plus.
Hurlements bleus, la réalité clignote et tourne à leur rythme. Décors de manège, les visages défilent autour de l’axe d’un gyrophare. Ambulance. Brancard. On emmène le corps évidé d’un vieillard sec. Un coffre se referme comme une mâchoire et part gueuler ailleurs.
De cela, je ne suis pas certain. La mémoire aussi a ses faiblesses, soubresauts du serpent et relents de lait.
Est-ce à ce moment-là que je me suis éloigné sur le quai en compagnie d’un âne ? Est-ce à ce moment-là qu’un vieil homme a entrouvert ses lèvres ?
Seules certitudes : je suis six mille et une fois né et j’ai raté mon train.
Ajkal
écrit par Simon Tarsier
publié le 17 novembre 2015
Je suis un vieillard maintenant, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Comme tous, j’ai eu mon heure de gloire. Il cracha, un tir parfaitement ajusté qui se perdit entre les rails. J’ai émasculé mon père et mangé mes enfants, et cela, bien avant que Frederick Winslow Taylor n’ait esquissé le premier mouvement de plume, préalable à la rédaction de The Principles of Scientific Management, bien avant même qu’Albert Einstein n’ait éprouvé l’étonnement de la première seconde.
Il avait parlé d’un trait, ponctué d’une expectoration. Quand il se tut, il me sembla incertain qu’une parole ait jailli si près de moi. Peut-être allait-il seulement parler ? Seule l’hésitation d’avant le verbe aurait existé. L’inspiration qui précède les mots, hésitation perçue du coin de l’œil ; et l’exaltation des cellules nerveuses aurait fait le reste. Peut-être, en fait, étais-je, à ce moment-là, déjà en train de marcher sur le bord du quai, un âne à mes cotés ? Seules certitudes : la fièvre était revenue et le train avait trois bons quarts d’heure de retard.
Hall de gare. Ombre brûlante où j’ai jeté mon sac de toile. Derrière moi, la place, aplatie de chaleur après l’effervescence matinale. Désertée. Échoppe de barbier contre laquelle se terrent les chiens. Poils collés, en touffe, dans cette dernière bande ombragée. Somnolence sous un parapluie noir, un cireur de chaussures reste seul gardien endormi de la place, du temple dégoulinant dans les jaunes, du son saturé des chœurs infatigables échappés d’un lecteur à cassettes, de quelques tintements de cloches, de l’étal où se flétrissent les colliers de fleurs oranges et blanches, des chiens étendus, du mouvement sporadique d’une patte arrière. Pas encore morts.
Je repris mon bagage. Les fièvres, oubliées depuis les dernières pluies, avaient retrouvé le chemin du corps, douleurs aux articulations, nausées. J’allai dégueuler contre le carrelage des W-C publics, déjà maculé de crachats bistres. J’avalai un des cachets, pilules contre la fièvre, qui traînaient au fond de mon sac, et sombrai dans un sommeil de sable et de saumure, sans repos. (Sel sur la langue comme un avant-goût de caillou).
Lorsque je refis surface, j’avais encore dans la bouche les relents salins du médicament. Horloge ronde, blanche, tachetée de tirets noirs et disciplinés, deux aiguilles en flèche, la troisième sautillait : le train était en retard.
Je m’assoupis de nouveau, lové contre un serpent enroulé mille fois. Je sentais sous mes doigts le froid de ses écailles. Son odeur de lait, de vase et d’eaux stagnantes.
À mon réveil, le vieillard était là. Il avait ouvert une gamelle cylindrique et finissait d’éponger un peu de soupe épaisse avec un morceau de galette. Il nourrit son âne des restes du repas, puis, sans se tourner vers moi, il y eût le verbe et l’expectoration. Tout du moins, c’est ainsi que je m’en souviens.
Il me regarda. Moi, puis ailleurs. Il dit :
« Je suis né une nuit de lune et de vent. Pâleur et désordre. Gémissements de ma mère, bruits de bouteilles de mon père. L’accouchement fut douloureux, la naissance ne le fut pas moins. À l’heure de mon premier étonnement, Papa maugréait, titubait sur le balcon et insultait la lune.
« Cris de l’une, encouragements des accoucheuses, vociférations de l’autre, dehors les voisins chantaient en tapant sur des bidons. L’oracle fut prononcé dans un tel vacarme, que personne ne pu dire qui en était l’auteur.
« J’ai grandi ainsi, entre l’ivrognerie de mon père et le ratatinement de ma mère, à l’ombre d’un oracle dont j’ignorais l’existence. Mon père devint fou : il ne parlait plus qu’à d’invisibles créatures sur lesquelles il prétendait régner, objets et sujets, recomptait ses biens, décomptait les âmes, se fabriquait un peuple d’atlantes, incurvait une réalité compréhensive, pliée à sa volonté, tentait incessamment de prolonger son temps et parcourrait à grands pas des jardins engloutis. Prostration coupée d’interminables monologues. D’infimes traces de lucidité l’obligeaient à de grands écarts impossibles : il fut violent. Ma mère acheva de s’effondrer, mes frères et sœurs se figeaient, statues dans l’antichambre d’un roi névrosé.
« Une nuit pareille à toutes les autres, je saisis une lame courbe, aiguisée comme une vengeance de lune, et un bloc de chair se recroquevilla d’un seul coup. L’instant d’après, ce fut cris, sang et réveil difficile. De nouveau.
« On banda mon père, on l’envoya, sanglotant, dans une maison de repos parfaire son anéantissement. On me laissa en paix. Sans doute se lavait-on ainsi de trop de laisser-faire, et puis on connaissait l’oracle.
« Que dire de l’adolescence, de cette période où l’on prend forme dans des contours déjà tracés ? Mouche dans un plafonnier. On m’envoya terminer mes études au-delà des mers, comme c’était l’usage en ce temps-là. Quand je revins, on me présenta une jeune fille et on me suggéra de l’épouser. Ce que je fis : tel était l’usage, telle était la loi. »
Il s’interrompit, pela un fruit. Décomposition des gestes en mouvements élémentaires et chronométrage. Saisir le fruit, le couteau. Glisser la lame sous la peau. Ramener doucement le manche vers soi pour décoller le velours extérieur de la chair filandreuse. Faire légèrement pivoter le fruit et reproduire le mouvement précédent. Soit, au total, deux minutes trente-sept secondes. Il tailla le fruit autour de son noyau plat, goba la chair poisseuse et le jus sucré.
« Vinrent les enfants, et comme un écho du premier, un deuxième oracle. Il y eut six braillards, six fois deux yeux étonnés à la première seconde. Ils n’étaient pas nés de mon ventre, c’est pourtant là qu’ils finirent. Six plus un.
« Avez-vous déjà sucé un caillou pour la soif ? Non ? Un caillou de torrent, poli, usé par trop de fracas ? Vous avez soif et votre bouche n’est que plainte sèche. Lèvres craquelées, couvertes d’écailles de peaux mortes. Collé au palais, roulé contre les dents ou sous la langue, l’écume sort de nulle part et l’accompagne, l’enveloppe. Lisse, petits chocs de la pierre contre l’ivoire, vous voilà désaltéré. Tel était mon septième enfant, un petit caillou de torrent emmailloté dans les langes d’un nouveau-né. Et l’oracle se réalisa…
« Quelques vieillards cendrés et fous, dont les langues claquent comme des fouets, ont dit que les deux oracles ne faisaient qu’un et que cet oracle était ma mère. D’autres ont prétendu que j’ai vieilli en roi digne et bienveillant, les foules raffolent de ces histoires de despotes éclairés. Qu’importe…
« Oui, qu’importe : les enfants s’étaient émancipés, la prédiction était accomplie, vaincu, à qui aurais-je pu être encore utile ? Ce monde qui m’avait porté était déjà finissant, les peuples se désintéressaient de tout et faisaient la guerre. Alors, je suis parti.
« Je me nourrissais de riens, d’œufs d’oiseaux aux yeux faits, de baies de montagne, de serpents tués à la fronde, d’aumônes. J’ai joué du tambourin dans des mariages. Mercenaire archer, fantôme safran. Ombre blanche, j’ai manié la faux dans d’immenses champs de blé. Carrossier, maréchal-ferrant. Maître du feu, j’ai cuit des briques dans des brasiers souterrains. Conducteur de char, taxi de nuit. Mais tout cela je vous l’ai déjà dit…
« Et me voilà… » conclut-il.
Il se tut. Relativisons. Je ferme les yeux et le monde n’existe plus. Il a dit je suis six mille fois né. Il a dit vous devez vous demander pourquoi je vous raconte tout cela. Il a dit et les mots s’ajoutent aux mots. Chaque respiration est arrachée à l’éternité puis abandonnée à la multitude du passé. La mécanique s’entête dans sa besogne : elle n’a rien appris d’autre. Elle s’obstine, geste après geste, arrache un souffle. Passeuse d’infime entre deux infinis. Saurions-nous faire mieux ? (Une autre nuit, j’ai fait le même rêve sauf que rien ne se passa). Quelle réalité exiger lorsqu’on rouvrira les yeux ?
Une nuit, j’ai rêvé que j’étais assis sur le sable. Il n’y avait rien d’autre qu’une vaste étendue de sable. Le sol se déroba. Je me mis à glisser. Le désert s’affaissait, entraînait tout ce qui était là. Dans mon rêve, je tombais, moi, un parmi la foule des grains de silice. Tout s’effondrait, rétrécissait. Nous, impuissants, continuions de dégringoler et le monde rapetissait tellement qu’il devint douteux qu’il puisse contenir la totalité des poussières de roche. Je pensais : on va voir le fourmilion… Mais non, pas de fourmilion. Et grains de sable nous tombions, et le monde se resserrait toujours. Oui, une chute et un étranglement, c’est très exactement ce dont je me souviens, le vide et la suffocation. Tant et si bien que l’univers fut de la taille d’un grain. Unique, qui, logiquement, nous contenait tous. Nous étions ce grain.
Plus tard, j’étais de nouveau assis sur le sable. Pour rouvrir les yeux, il faudra sans doute repartir de là.
Partir d’un caillot de sel, partir d’un caillou pour la soif. Je ferme les yeux et c’est la nuit. Il a dit et cela bien avant. Il a dit maintenant. Je sens dans ma gorge la brûlure du sel, sous ma langue la rondeur du caillou (saura-t-il étancher ma soif ?).
« Ouvrez les yeux ! (j’ouvre les yeux.)
« Que voyez-vous maintenant ? (une bedaine rose bonbon).
Je vois la bedaine rose bonbon d’un dieu ventru coincé dans une niche, au pied d’un des piliers de la gare. Pétales de roses. Volutes d’encens. Il poursuivit :
— Nous ne sommes que des histoires après tout. Un jour, le chaos prendra fin, et, qui sait, viendra un autre temps. Alors, peut-être faudra-t-il inventer d’autres histoires. En attendant, il faut faire avec celles de ce monde-ci. (Il se tut un instant). Vous devez vous demander pourquoi je vous raconte tout cela. »
Tout m’était douleur, mes ligaments, mes os, le sang dans mon crâne, la fièvre comme une combustion, la réalité trop intense, les couleurs trop vives, il aurait fallu fermer les yeux, mais le frottement des paupières aurait été trop douloureux, trop complexe à mener à terme, mes pieds, ma tête, mes mains me paraissaient immenses, démesurés, lourds. J’eu peur que mes yeux tombent dans mon crâne roulant comme au fond d’une calebasse. Peur. Et le bruit de deux billes en plomb au fond de l’écorce, roulant sans cesse, seulement, pour la calmer. Puis rien. Silence asthmatique. Vibrillonnant. J’avais soif. Soif. Et la résistance du caillou, seulement, pour l’apaiser.
« Pour tuer le temps en attendant le train. » (J’avais répondu, cette fois je connaissais la question).
Il me dévisagea, surpris, comme s’il m’apercevait pour la première fois fébrile, ignare, débile, amnésique, malade, désertique, toi qui ne sais te remplir que du bruit de tes pas, inconscient, piètre voyageur, inconsistant, pur produit de ton temps. Il me dévisagea et il me vit pâle, respirant, flapi dans une couverture, tremblant d’une fièvre mauvaise. Cheveux collés au front. Sueur âcre. Il aurait fallu du souffle. Il eut un geste las, soupira.
« Il fallait que vous sachiez tout cela, comment se pourrait-il sinon… C’est votre tour à présent. N’ayez crainte, chaque individu a ses silences et chaque histoire a ses zones d’ombre. Ainsi, pourrez-vous y trouver votre place, et la faire vôtre. Mais parlez-moi de vous, il nous reste si peu de temps… »
Comme il insistait, je lui racontai mon rêve, mais il n’écoutait plus.
Hurlements bleus, la réalité clignote et tourne à leur rythme. Décors de manège, les visages défilent autour de l’axe d’un gyrophare. Ambulance. Brancard. On emmène le corps évidé d’un vieillard sec. Un coffre se referme comme une mâchoire et part gueuler ailleurs.
De cela, je ne suis pas certain. La mémoire aussi a ses faiblesses, soubresauts du serpent et relents de lait.
Est-ce à ce moment-là que je me suis éloigné sur le quai en compagnie d’un âne ? Est-ce à ce moment-là qu’un vieil homme a entrouvert ses lèvres ?
Seules certitudes : je suis six mille et une fois né et j’ai raté mon train.
Ajkal a été publiée par la revue Harfang (n°47) en novembre 2015.