Ali ou l’ombre d’un manque
écrit par Simon Tarsier
publié le 20 octobre 2014
Ce texte a été diffusé initialement en 2014, sur Radio Circa et écho aux créations de la Compagnie Mpta puis réenregistré par Frédéric Corsin en 2020.
Le 19 octobre était le jour de la Saint-René mais de René il n’y avait point.
Par contre, j’ai vu un homme qui cherchait sa jambe. Un homme qui se battait de tout son corps contre sa jambe perdue. La 3ème étape du deuil je crois. La colère et le marchandage. La deuxième, c’est le déni, tu te tiens debout et tu prétends que ne pas.
La 3ème, colère et marchandage donc. Colère contre son corps même, à se saisir, à s’affronter, à s’empoigner, à se catapulter, à se déplacer et plus vite et plus haut et plus fort que ça n’aurait été si, à se retourner en tous sens à la recherche de.
Mais, le sol.
On n’échappe pas à son propre corps. Au sol, c’est le corps qui morfle. Se battre contre un manque est un combat perdu d’avance. Nous le savons tous, c’est notre destin commun, cet élan ordinaire, notre fatalité collective : tendre à la complétude.
Nous sommes notre manque et ce n’est jamais assez. Il nous en faudrait trois, il nous en faudrait quatre, davantage encore. Non, inatteignable, non. Nous portons notre vide, notre point d’effondrement, là au creux des côtes, au creux du genou, au creux des bras, au creux du cœur. Nous sommes le réceptacle de notre propre absence.
À la différence de nous, lui peut la toucher du doigt, la donner à voir.
Le 19 octobre la température extérieure ressentie en soirée était de 21 degrés.
En vrai, il faisait beaucoup plus chaud. Lui laissait des traces. Si tu laisses des traces c’est que tu es en vie. Combien n’ont pas cette chance ?
Donc marchander. Mais marchander avec qui ? Le corps ne peut marchander avec lui-même, il faut être deux. On ne peut marchander ni avec le manque, ni avec l’absence. Qui sont totalitaires, qui ne négocient pas, qui exigent, qui imposent. Point.
Heureusement, il y a les autres. Et c’est ce qui nous sauve. Les autres. Qui viennent habiter nos absences. De leur mesure, de leur sueur, de leur détermination à, de leurs aspérités, de leur corps, de leur souffle, oui de leur souffle. Et s’emmêlent, et s’assemblent, et se recomposent, et finissent – un temps – par se trouver.
Et chair contre chair, c’est là qu’on se retrouve, où à défaut qu’on en est.
Et à vrai dire, on ne peut pas beaucoup mieux.
Le 19 octobre, l’heure du coucher du soleil à Auch était 19h08.
Et, j’ai vu un homme marcher sur ses deux jambes, une de chair et une d’ombre. Et les autres paraissaient malhabiles sur leurs deux membres. Une vibration leur faisait défaut aux autres. Oui, les autres, patauds, sans grâce, hyperstatiques, sans élan, trop ancrés, trop immobiles, trop stables, trop certains, trop incarnés, les autres devenus incomplets d’être sans l’ombre d’un manque… bref, bêtement bipèdes.
En vrai, il était beaucoup plus tard, et il s’est avancé, et il était droit, et il était debout, et il était dans la lumière, et il tenait son ombre tout à la fois, et rien ne manquait.
Ali ou l’ombre d’un manque
écrit par Simon Tarsier
publié le 20 octobre 2014
Le 19 octobre était le jour de la Saint-René mais de René il n’y avait point.
Par contre, j’ai vu un homme qui cherchait sa jambe. Un homme qui se battait de tout son corps contre sa jambe perdue. La 3ème étape du deuil je crois. La colère et le marchandage. La deuxième, c’est le déni, tu te tiens debout et tu prétends que ne pas.
La 3ème, colère et marchandage donc. Colère contre son corps même, à se saisir, à s’affronter, à s’empoigner, à se catapulter, à se déplacer et plus vite et plus haut et plus fort que ça n’aurait été si, à se retourner en tous sens à la recherche de.
Mais, le sol.
On n’échappe pas à son propre corps. Au sol, c’est le corps qui morfle. Se battre contre un manque est un combat perdu d’avance. Nous le savons tous, c’est notre destin commun, cet élan ordinaire, notre fatalité collective : tendre à la complétude.
Nous sommes notre manque et ce n’est jamais assez. Il nous en faudrait trois, il nous en faudrait quatre, davantage encore. Non, inatteignable, non. Nous portons notre vide, notre point d’effondrement, là au creux des côtes, au creux du genou, au creux des bras, au creux du cœur. Nous sommes le réceptacle de notre propre absence.
À la différence de nous, lui peut la toucher du doigt, la donner à voir.
Le 19 octobre la température extérieure ressentie en soirée était de 21 degrés.
En vrai, il faisait beaucoup plus chaud. Lui laissait des traces. Si tu laisses des traces c’est que tu es en vie. Combien n’ont pas cette chance ?
Donc marchander. Mais marchander avec qui ? Le corps ne peut marchander avec lui-même, il faut être deux. On ne peut marchander ni avec le manque, ni avec l’absence. Qui sont totalitaires, qui ne négocient pas, qui exigent, qui imposent. Point.
Heureusement, il y a les autres. Et c’est ce qui nous sauve. Les autres. Qui viennent habiter nos absences. De leur mesure, de leur sueur, de leur détermination à, de leurs aspérités, de leur corps, de leur souffle, oui de leur souffle. Et s’emmêlent, et s’assemblent, et se recomposent, et finissent – un temps – par se trouver.
Et chair contre chair, c’est là qu’on se retrouve, où à défaut qu’on en est.
Et à vrai dire, on ne peut pas beaucoup mieux.
Le 19 octobre, l’heure du coucher du soleil à Auch était 19h08.
Et, j’ai vu un homme marcher sur ses deux jambes, une de chair et une d’ombre. Et les autres paraissaient malhabiles sur leurs deux membres. Une vibration leur faisait défaut aux autres. Oui, les autres, patauds, sans grâce, hyperstatiques, sans élan, trop ancrés, trop immobiles, trop stables, trop certains, trop incarnés, les autres devenus incomplets d’être sans l’ombre d’un manque… bref, bêtement bipèdes.
En vrai, il était beaucoup plus tard, et il s’est avancé, et il était droit, et il était debout, et il était dans la lumière, et il tenait son ombre tout à la fois, et rien ne manquait.
Ce texte a été diffusé initialement en 2014, sur Radio Circa et écho aux créations de la Compagnie Mpta puis réenregistré par Frédéric Corsin en 2020.