Sur commande (ou à s’emporter)
écrit par
publié le 17 mars 2024
Ce texte a été publiée par la revue Corridor Éléphant (n°3) en juin 2024.
Tu es entré et tu as dit J’aime surtout ce qui est joli, les paysages, les portraits d’enfants ou les images de la Nature, là, quand il y a du flou derrière. Comme celle-ci (c’était ton fond d’écran). Tu voulais parler du bokeh. Du bokeh, de ce doux rendu du flou. De cette élégante réduction du champ de netteté. Du. Putain. De. Bokeh. Cette façon de laisser hors-champ ce qui gêne. De rester focus sur ce qui plaît sans contestation possible. D’invisibiliser ce qui dérange dans le décor. De penser l’image comme une morning routine. Qui doit te faire du bien. Tu penses à te faire du bien ? Par exemple, moi, en quinze jours j’ai atteint mes objectifs. Mais quels objectifs, bordel ? Parce qu’en vrai, tu cherches juste à te lever, hein, et pouvoir te dire que tu pourras tenir jusqu’au soir dans ton boulot. Mais oui. Ou plus rien n’a de sens. Car le management te laisse avec du sable entre les mains. Alors qu’il y a quelques années tu savais pourquoi tu te levais. Il n’y avait pas besoin d’une routine matinale supplémentaire. T’étais juste content de te lever. Pis c’était tout. C’était solide. C’était simple. C’était des poches pleines de cailloux. Et pis des cairns. Et pis des voies à ouvrir. Et tu détestais cette routine de merde, tu la détestais, tu te souviens ? Donc, oui, penser l’image, en grand, sur un mur, sur toile, d’accord, celle avec une texture qui fera la part belle aux couleurs, mais oui, pour que vos plus belles images ne passent plus jamais inaperçues. Absolument. Et ce maudit bokeh. Le bokeh qui permet d’éviter le fond du tableau. La résilience du pixel, quoi. Mais non (Non !) arrête de dire résilience à tout bout de champ, c’est du déni, merde ! C’est. Juste. Du. Déni. C’est nier le contexte. Il n’y a plus d’Histoire à ton histoire, ni d’oppression là où ta vie t’abîme, ni de logique à ce qui t’arrive, à ce que tu ressens, à ce que tu vois. À quoi bon s’embarrasser avec tout ça, hein ? Reste centré sur l’infini maintenant. Sortons les éléments de leur environnement, bin tiens, pour un effet de réel accentué (renforce un peu la netteté avec ce curseur, là) pour fusiller la Réalité. Mais merde ! Tu ne vois pas que plus cet élément, devenu objet sous ton regard apaisé, te paraîtra réel, plus il sera le symbole de ce qui n’est plus ? De ce qui a disparu de nos vies ! De ce qui te manque !
Nous avons détruit les écosystèmes : nous n’avons plus de contexte. Nous n’avons plus d’entour pour ces jolis morceaux de Nature qui iront décorer, dans tes cadres en bois de bambou massif MDF (cliquez ici pour le descriptif du produit) gagnés de haute lutte aux derniers pandas, qui iront décorer nos chez-soi dont nous ne sortons plus. Ou alors pour d’autres espaces tempérés. Hors contexte. Climatisés. Aseptisés. Purifiés de toutes traces de Vie. Sauf ces images. Au mur. Car il faut faire aux images ce que nous faisons au langage. Les retourner contre elles-mêmes. Les convoquer pour exiger leur reniement. Tu es Goutte d’Eau sur une Feuille, tu es Portrait d’Enfant, tu es Beau Paysage et, par ton image je bannis ici toute Nature, toute Beauté. Et la Joie. Tant qu’à faire. Et le Jeu. Et l’Enfance de l’espoir d’autre chose. Que les images remplacent ce que tu as perdu ! Que les images abjurent avant d’être vendues ! Trois fois ! Une fois pour l’Argent amassé. Une fois pour le Pouvoir perpétué. Une fois pour le Repos de la Conscience. L’image réduite à l’icône. Amen.
Mais, bon sang ! comment peut-on, mais comment peut-on prononcer cette phrase (joli/paysage/portrait/enfant/Nature) sans ciller, sans culpabilité, ici-aujourd’hui, après des siècles de déforestation, de dévoration des territoires, de saccage minutieux, méthodiques des habitats et des habitants. Ah mais oui, ahah ! Bien sûr : tu crois en la Sainte Technologie, mais bien sûr. La sainte patronne d’une infinie croissance résiliente (merde ! arrête avec ce mot, j’ai dit). Qui permettra l’éternelle survie, au-delà de la mort même de toutes choses, de l’éternel Homo consommatus. Celle qui laisse l’effondrement-qui-vient dans le bokeh. Celle qui va trouver la modification génétique pour tes plantes d’agrément résistantes au manque d’eau, sélectionnées spécialement par ton magasin en ligne (cliquez ici pour ajouter au panier). Des plantes adaptées. Pour toi. Pour ta terrasse. Pour ton balcon. Pour tes pots légers, solides, durables, en céramique blanc, simples et modernes, dans la lumière de la fenêtre de ta cuisine, sur ton îlot central, blanc également, avec plan de travail en bois façon hêtre. La technologie, solution immanente à tout ce qui ne peut plus se voir, s’entendre, se penser, car sinon comment pourrions-nous nous lever demain et continuer à participer à tout cela. Hein, comment pourrions-nous ? La technologie, celle qui te remettra des nuages dans ton ciel, du vent sur ta peau, des glaciers dans tes montagnes, une présence dans ta vie, des espèces disparues on ne sait trop où. La technologie la plus avancée qui va t’installer ton aspirateur de salon (cliquez ici pour le sélectionner dans le comparateur) à la surface des océans. La technologie la plus innovante qui te promet une puissance d’aspiration maximale, avec en plus système d’auto-vidage, capteurs gyroscopiques, brosse latérale extensible et serpillière supplémentaire. Et bien sûr, reconnaissance d’obstacles réactive dotée d’un système de navigation intelligent pour éviter habilement les animaux marins. La technologie qui fera, qu’ici-prochainement, tu dicteras à une putain de borne à pizzas ton putain de prompt idéal (joli/paysage/portrait/enfant/Nature) pour obtenir tes putain d’images sur toile à accrocher à ton mur dans ton chez-toi.
Je ne suis pas celui qu’il te faut. Je ne sais plus faire ces images-là. Je ne veux plus. Je n’y arrive plus. Mes yeux sont fatigués. Mon regard me tombe des mains avec tout le sable qui y restait. Tiens ! Je te laisse les clefs. Tiens ! Vas-y ! Reprends, liquide, rénove, peu importe, décroche les derniers cadres, prends-les pour chez toi. Si tu veux. Ou alors ouvre un bar à chats en attendant la septième extinction. Je m’en fous. Je m’en fous. Je sors, là.
Sur commande (ou à s’emporter)
écrit par
publié le 17 mars 2024
Tu es entré et tu as dit J’aime surtout ce qui est joli, les paysages, les portraits d’enfants ou les images de la Nature, là, quand il y a du flou derrière. Comme celle-ci (c’était ton fond d’écran). Tu voulais parler du bokeh. Du bokeh, de ce doux rendu du flou. De cette élégante réduction du champ de netteté. Du. Putain. De. Bokeh. Cette façon de laisser hors-champ ce qui gêne. De rester focus sur ce qui plaît sans contestation possible. D’invisibiliser ce qui dérange dans le décor. De penser l’image comme une morning routine. Qui doit te faire du bien. Tu penses à te faire du bien ? Par exemple, moi, en quinze jours j’ai atteint mes objectifs. Mais quels objectifs, bordel ? Parce qu’en vrai, tu cherches juste à te lever, hein, et pouvoir te dire que tu pourras tenir jusqu’au soir dans ton boulot. Mais oui. Ou plus rien n’a de sens. Car le management te laisse avec du sable entre les mains. Alors qu’il y a quelques années tu savais pourquoi tu te levais. Il n’y avait pas besoin d’une routine matinale supplémentaire. T’étais juste content de te lever. Pis c’était tout. C’était solide. C’était simple. C’était des poches pleines de cailloux. Et pis des cairns. Et pis des voies à ouvrir. Et tu détestais cette routine de merde, tu la détestais, tu te souviens ? Donc, oui, penser l’image, en grand, sur un mur, sur toile, d’accord, celle avec une texture qui fera la part belle aux couleurs, mais oui, pour que vos plus belles images ne passent plus jamais inaperçues. Absolument. Et ce maudit bokeh. Le bokeh qui permet d’éviter le fond du tableau. La résilience du pixel, quoi. Mais non (Non !) arrête de dire résilience à tout bout de champ, c’est du déni, merde ! C’est. Juste. Du. Déni. C’est nier le contexte. Il n’y a plus d’Histoire à ton histoire, ni d’oppression là où ta vie t’abîme, ni de logique à ce qui t’arrive, à ce que tu ressens, à ce que tu vois. À quoi bon s’embarrasser avec tout ça, hein ? Reste centré sur l’infini maintenant. Sortons les éléments de leur environnement, bin tiens, pour un effet de réel accentué (renforce un peu la netteté avec ce curseur, là) pour fusiller la Réalité. Mais merde ! Tu ne vois pas que plus cet élément, devenu objet sous ton regard apaisé, te paraîtra réel, plus il sera le symbole de ce qui n’est plus ? De ce qui a disparu de nos vies ! De ce qui te manque !
Nous avons détruit les écosystèmes : nous n’avons plus de contexte. Nous n’avons plus d’entour pour ces jolis morceaux de Nature qui iront décorer, dans tes cadres en bois de bambou massif MDF (cliquez ici pour le descriptif du produit) gagnés de haute lutte aux derniers pandas, qui iront décorer nos chez-soi dont nous ne sortons plus. Ou alors pour d’autres espaces tempérés. Hors contexte. Climatisés. Aseptisés. Purifiés de toutes traces de Vie. Sauf ces images. Au mur. Car il faut faire aux images ce que nous faisons au langage. Les retourner contre elles-mêmes. Les convoquer pour exiger leur reniement. Tu es Goutte d’Eau sur une Feuille, tu es Portrait d’Enfant, tu es Beau Paysage et, par ton image je bannis ici toute Nature, toute Beauté. Et la Joie. Tant qu’à faire. Et le Jeu. Et l’Enfance de l’espoir d’autre chose. Que les images remplacent ce que tu as perdu ! Que les images abjurent avant d’être vendues ! Trois fois ! Une fois pour l’Argent amassé. Une fois pour le Pouvoir perpétué. Une fois pour le Repos de la Conscience. L’image réduite à l’icône. Amen.
Mais, bon sang ! comment peut-on, mais comment peut-on prononcer cette phrase (joli/paysage/portrait/enfant/Nature) sans ciller, sans culpabilité, ici-aujourd’hui, après des siècles de déforestation, de dévoration des territoires, de saccage minutieux, méthodiques des habitats et des habitants. Ah mais oui, ahah ! Bien sûr : tu crois en la Sainte Technologie, mais bien sûr. La sainte patronne d’une infinie croissance résiliente (merde ! arrête avec ce mot, j’ai dit). Qui permettra l’éternelle survie, au-delà de la mort même de toutes choses, de l’éternel Homo consommatus. Celle qui laisse l’effondrement-qui-vient dans le bokeh. Celle qui va trouver la modification génétique pour tes plantes d’agrément résistantes au manque d’eau, sélectionnées spécialement par ton magasin en ligne (cliquez ici pour ajouter au panier). Des plantes adaptées. Pour toi. Pour ta terrasse. Pour ton balcon. Pour tes pots légers, solides, durables, en céramique blanc, simples et modernes, dans la lumière de la fenêtre de ta cuisine, sur ton îlot central, blanc également, avec plan de travail en bois façon hêtre. La technologie, solution immanente à tout ce qui ne peut plus se voir, s’entendre, se penser, car sinon comment pourrions-nous nous lever demain et continuer à participer à tout cela. Hein, comment pourrions-nous ? La technologie, celle qui te remettra des nuages dans ton ciel, du vent sur ta peau, des glaciers dans tes montagnes, une présence dans ta vie, des espèces disparues on ne sait trop où. La technologie la plus avancée qui va t’installer ton aspirateur de salon (cliquez ici pour le sélectionner dans le comparateur) à la surface des océans. La technologie la plus innovante qui te promet une puissance d’aspiration maximale, avec en plus système d’auto-vidage, capteurs gyroscopiques, brosse latérale extensible et serpillière supplémentaire. Et bien sûr, reconnaissance d’obstacles réactive dotée d’un système de navigation intelligent pour éviter habilement les animaux marins. La technologie qui fera, qu’ici-prochainement, tu dicteras à une putain de borne à pizzas ton putain de prompt idéal (joli/paysage/portrait/enfant/Nature) pour obtenir tes putain d’images sur toile à accrocher à ton mur dans ton chez-toi.
Je ne suis pas celui qu’il te faut. Je ne sais plus faire ces images-là. Je ne veux plus. Je n’y arrive plus. Mes yeux sont fatigués. Mon regard me tombe des mains avec tout le sable qui y restait. Tiens ! Je te laisse les clefs. Tiens ! Vas-y ! Reprends, liquide, rénove, peu importe, décroche les derniers cadres, prends-les pour chez toi. Si tu veux. Ou alors ouvre un bar à chats en attendant la septième extinction. Je m’en fous. Je m’en fous. Je sors, là.
Ce texte a été publiée par la revue Corridor Éléphant (n°3) en juin 2024.